Entrer dans la clarté d'un monde
Manuel Jover

Les petites vies, la multitude par milliards, que l'on perçoit, si l'on fait silence, dans la forêt aux ombres habitées, dans les champs bourdonnants à midi, dans les ruissellements de l'estran, dans la nuit bruissante à l'unisson des étoiles. Le bruissement universel des petites vies. D'elles, il recueille les bribes qui sont ses matériaux : carapaces, pinces de crabe, os de sèche, coquilles d'oursin, de crustacés, racines, graines, écorces, mousses et lichens, vestiges naturels en tous genres dont la réunion baroque forme un véritable atelier de curiosités, et qu'il transforme en créatures nouvelles, hybrides, fabuleusement parlantes car elles ont un visage et sourient ; sourire originel dirait-on, natif, qui dit la grâce d'exister et de faire signe ; et qui sans doute reflète le sourire de leur auteur, artiste réglé au diapason des flux originels d'où jaillit éternellement une infinité de formes.

C'est le théâtre des petites vies inextinguibles. Elles sont, ces créatures, comme les témoins d'une ère d'Innocence encore indemne de l'ombre fatale de l'Expérience* : ce n'est pas un hasard s'il répugne à employer des ossements de mammifères : ils introduisent inévitablement la solitude des destins individuels, la mort épaisse, quand les vestiges de végétaux et de crustacés disent les cycles de l'éternel recommencement où les petites morts ne sont que l'écume du grand chaudron universel. Vies éployées dans la lumière de leur naissance, en un temps de l'être où la mort n'a pas encore levé à l'horizon.

Didier Hamey semble avoir profondément ancré en lui l'amour de ce qui naît et le goût des métamorphoses, qui font naître à d'autres formes. Avec ceci, son choix de la gravure a sans doute à voir ; de la gravure comme alternative à la peinture qui, au début de son parcours artistique, lui oppose cet obstacle : l'épaisseur de la surface peinte, ses fondrières, son épaisseur de matière (et d'Histoire), propice à l'enlisement, surtout lorsqu'on n'a pas le goût de construire des profondeurs mais celui de faire surgir. Et c'est précisément ce que lui offre la gravure, la possibilité de faire surgir de la matrice blanche, par franche incision, le trait, les formes, les petites histoires, tout cela jailli là avec la fraîcheur irrécusable de ce qui vient au monde, de ce qui éclot. Paradoxalement, alors que la gravure est affaire de tailles irréversibles, lui y trouve le moyen de développer une écriture ouverte, où tout est toujours offert à de possibles métamorphoses. La petite histoire – car il entend graver « des choses pas graves » – peut à tout moment prendre un tour nouveau, au fil d'une figuration cursive privilégiant les graphes élémentaires à l'allure enfantine. L'image semble naître d'un flux graphique libre et spontané mais à la fois freiné par la matière à inciser ; fluide, le trait est aussi retenu, secrètement heurté, saccadé ; les signes en tirent un surcroît de relief.

Parmi ces « choses pas graves », où, là encore, l'hybridation est reine, on repèrera les jeux candides et impudiques de l'amour, du sexe, de la conception, la présence de l'enfant. C'est, sur un mode délibérément « mineur », tendre et drôle, une célébration des choses fragiles et du bonheur vital. A travers des moyens eux aussi fragiles ou du moins « bricolés », préférés aux méthodes et matériaux consacrés : aux belles plaques de cuivre, il préfère le démocratique plexiglas, à l'habituel format orthogonal les petit bouts de plaque à contours irréguliers, les chutes, les rebuts, et à la traditionnelle pointe sèche n'importe quel outil pointu. Le choix de la gravure, qui implique le petit format, correspond aussi au désir de travailler le minuscule ; bien souvent il grave au format de la vignette, du cul-de-lampe, catégories de l'invention fantaisiste. Mais c'est aussi le domaine de l'image concentrée, où l'écriture peut se décanter, se dépouiller, au maximum de son potentiel poétique. La réussite, alors, tient à des riens, des degrés : la maigreur du trait ou son épaisseur baveuse, l'économie de l'énergie graphique, le grisé de la planche…Choses subtiles, choses aigües, destinées au regard rapproché, comme les « petites histoires » sont chuchotées à l'oreille penchée.

Les grandes planches, car il y en a aussi, et de nombreuses, impliquent le même rapport de proximité : leur ampleur est foisonnement du minuscule, prolifération du ténu, un peu sur le modèle des tapisseries mille-fleurs, ou par analogie avec la carapace d'araignée de mer si présente dans les sculptures : prairie d'étoiles rose orangé. Les titres prennent acte à la fois de ces arborescences, de ces germinations, et de la féerie amoureuse qui leur est liée : Le Fourré des délices, allusion claire au Jardin du même nom, Buisson ardent, Les Inséparables, La Désirée, L'Impatiente… Ces délicats semis d'enlumineur peuvent être modulés par les rehauts de couleur, plus ou moins fluides, parfois opaques. Cela oscille entre la dissémination profuse et la levée d'une seule grande forme. Entre le multiple et l'un. Mais il est rare que l'un ne contienne pas en lui, peu ou prou, une multitude d'autres : comme l'arbre sa nuée d'oiseaux.

Didier Hamey a donc trouvé sa voie en marge des axes majeurs de la Peinture, de la Sculpture et de la Gravure, plus proche de ceux qu'on qualifie parfois d' « irréguliers » de l'art que de ses réguliers, à quelques exceptions près dont Joan Miro dont il aime citer les Carnets catalans. Cette attitude implique moins la maîtrise des moyens appris que l'intelligence des moyens inventés et l'ouverture à ce qui par eux advient d'imprévisible, d'impensé, d'inédit, à la surprise renversante qui fait affluer l'être au bout des yeux. Cette posture en marge, on le sait, a de nombreux adeptes dont beaucoup se perdent dans les charmes de l'objet ou de l'image bricolés. Didier Hamey, quant à lui, s'est forgé les moyens d'extérioriser le rêve et l'amour qui lui sont une foi profonde et fervente. L'empathie que ses œuvres suscitent ne doit guère étonner : c'est qu'il nous fait entrer dans la clarté d'un monde.

Manuel Jover

*Ces termes sont empruntés aux recueils de William Blake, Chants d'innocence (1789) et Chants d'expérience (1793).